C'était au temps de la cigarette. On en fumait sans crainte ni honte. Le présentateur du journal télévisé officiait tous les soirs, un cylindre de tabac roulé dans du papier entre les doigts. C'était il y a un demi-siècle, aux Etats-Unis, et ce trait de société mérite d'être mentionné avant de passer à la critique de Good Night, and Good Luck. Car il fournit au film que George Clooney a consacré à l'affrontement entre le journaliste Edward R. Murrow et le sénateur Joseph McCarthy sa texture, faite de volutes grises sur des costumes noirs, de panaches qui voilent des visages blafards.
Ce noir et blanc complexe (agrémenté des interventions de la chanteuse de jazz Dianne Reeves) renvoie aux grandes heures du cinéma hollywoodien et affirme en beauté la qualité mythique de la lutte qui va nous être contée. D'un côté, le journaliste chevronné, fort de ses états de service radiophoniques pendant le blitz. De l'autre le politicien du Middle West qui a commencé plutôt à gauche avant de trouver son sport d'élection, l'anticommunisme, qu'il vivait comme une manie (active) de la persécution.
Pour incarner Murrow, Clooney, qui s'y connaît en matière de prestance, a choisi David Strathairn. Cet acteur américain joue d'habitude des seconds rôles, sauf chez le cinéaste indépendant John Sayles, qui lui a souvent permis de déployer son très caractéristique mélange d'autorité et de mélancolie. Ici, il est presque opaque, comme cloîtré dans l'autorité que lui confère la charge de présenter l'émission d'information "See it Now", inaccessible aux sollicitations extérieures, sauf aux plaisanteries et aux encouragements de son producteur et ami Fred Friendly, qu'interprète Clooney. A chaque fois qu'il rend l'antenne, Murrow souhaite, d'un ton sacerdotal "good night, and good luck" à ses téléspectateurs.
Pour incarner McCarthy, George Clooney a renoncé à recourir à un acteur. Ce que l'on voit du sénateur alcoolique, de ses méthodes inquisitoriales provient de bandes d'actualités d'époque. Ce champ contrechamp inégal oppose ainsi les pouvoirs magiques du jeu à la gravité tragique de l'histoire. D'un côté, des scènes tournées en studio, où Clooney a reconstitué les bureaux de CBS, qu'il a peuplés d'une théorie d'acteurs brillants : Robert Downey Jr, Patricia Clarkson, Jeff Daniels. De l'autre, de longs passages d'archive qui montrent — entre autres — l'admirable résistance d'une employée noire du Pentagone, dont McCarthy tente, sans succès, de ruiner l'existence.
La réalité de la menace que faisait peser McCarthy sur les fondements de la liberté américaine est ainsi établie, et la stratégie que Murrow et ses alliés mettent en oeuvre apparaît d'une lumineuse simplicité. Il suffit au journaliste de consacrer un numéro de son émission à un montage des interventions de McCarthy pour démontrer l'ignominie de son ennemi. Cette entreprise journalistique est assez simple à réaliser, ce qui l'est moins, c'est d'assurer la diffusion de ce numéro, face à des annonceurs timorés, à une hiérarchie et à des financiers qui font passer la rentabilité de CBS avant ses responsabilités civiques.
George Clooney fut un acteur de cinéma à la carrière affligeante avant que la télévision ne le fasse accéder au succès et lui permette de déployer tout son talent. Voilà deux films qu'il consacre à des TV personnalities, chacune à un pôle de cet univers. Le Chuck Barris de Confessions d'un homme dangereux (2002) était un mythomane qui rencontrait accidentellement la vérité pour mieux la subvertir. Murrow est un héros qui remet les choses à leur place, la liberté au centre de la vie publique américaine. Mais Clooney est trop fin connaisseur du média pour acheter comptant cette légende.
En même temps qu'il présente "See it Now", le journaliste anime "Person to Person", un magazine, dans lequel il interviewe des vedettes. L'une des meilleures séquences de Good Night, and Good Luck montre Murrow interrogeant le chanteur et pianiste Liberace, star de Las Vegas, qui, à l'époque, dissimulait par nécessité son homosexualité, même si celle-ci transparaissait à chacun de ses mots, de ses gestes. C'est donc le vrai Liberace que l'on voit, pendant que Strathairn reprend mot à mot les questions que posa Murrow : "Comptez-vous bientôt vous marier ?", demande le journaliste, qui n'est dupe ni de la question ni de la réponse convenue qu'on lui fait.
Cette compromission est minuscule au regard du combat que mène par ailleurs l'équipe de "See it Now". Il n'empêche, tout en conférant ses lettres de noblesse au journalisme télévisé, Murrow contribue à l'édification de la culture de la célébrité qui prendra bientôt le dessus sur la culture de l'information. Ce sont ces observations rapides qui séparent, discrètement mais radicalement, Good Night, and Good Luck de l'apologue moralisant pour en faire un film qui doit plus son actualité à sa lucidité qu'à une éventuelle correspondance entre l'emprise de McCarthy sur la vie publique américaine et la présente situation aux Etats-Unis.
Thomas Sotinel
Le Monde, le 3 janvier 2006
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